Un mouillage au bout du mode : 10 juillet 2019
La baie d’Hirifa se situe dans l’atoll de Fakarava, au sud avant la passe Tumakohua quand on vient du village principal, Rotoava, d’environ 600 âmes. Ici à Hirifa, au bout d’une terre reliée au nord par un espace boisée traversé par un sentier piéton parfois difficile à suivre et au sud par un simple cordon de récifs coralliens vivent étonnamment quelques personnes :
• Taura, installé ici depuis 20 ans, natif du sud de Fakarava, revenu chez lui après avoir passé son enfance à Tahiti et sa carrière de militaire, en métropole à Toulon et ensuite comme légionnaire en Corse à Calvi ;
• sa sœur qui l’a rejoint ;
• une autre maison s’est construite entre les deux, des gens de la « famille » nous indique Taura.
Depuis 5 ans Leisa, sa femme, et lui tiennent le snack qui accueille les marins. La baie, au bout de l’atoll, sans électricité (juste quelques panneaux solaires pour le snack), sans eau, sans route, sans connexion Internet bien sûr, attire le plaisancier. C’est un bon refuge quand le vent, le Mara’amu, se lève ici en hiver (juillet-août). Dans la baie, des bateaux, des voiliers, plus d’une trentaine ! Aucun service. Deux jours que nous sommes ici, avec Jean-Yves nous débarquons sur le rivage et après un petit tour sur la plage, nous rejoignons le snack pour y boire un pot. Seule la famille est là, les chaises sont empilées. Le snack est peut-être fermé. Et non ! Le fils de Taura et Leisa nous propose une bière ou un sprite. Il est 15 h, ni l’un ni l’autre ne nous tentent, prêts à faire demi-tour, le patron nous propose un noix de coco bien fraîche à boire. Et nous acceptons. Assis, à une table, derrière les cocotiers, la baie s’ouvre sur l’horizon. Discussion avec Taura qui nous raconte son histoire, les jalousies des habitants du nord qui l’ont obligé à demander une patente, la passe sud impraticable pour la pêche depuis que la pension et les plongeurs soignent les requins par ses déchets ou leurs appâts. Ils sont en nombre, des centaines. C’est vrai qu’avant ils étaient chassés pour leurs ailerons et maintenant, protégés depuis quelques années, ils se reproduisent.
Face à la baie, je laisse divaguer mes pensées. Que signifie ce rassemblement de voiliers, avec des marins qui voyagent depuis un an, deux ou bien plus :
• des jeunes, des couples de moins de trente ans, ingénieur, médecin, architecte, militaire en disponibilité, moniteur de voile, infirmière, communiquant, vétérinaire, programmeur informatique, technicien supérieur, encore étudiant. Ils ont travaillé quatre ans en général, ont tout mis de côté pour s’acheter un voilier et remplir la caisse de bord suffisamment pour un voyage de un à trois ans ;
• des familles avec des enfants en bas âge, ils ont pensé leur projet, certains vendu leur maison, les parents font l’école aux enfants. Ils sont Ingénieur, banquier, inspecteur des finances publiques en disponibilité, officier de marine démissionnaire, artisan, ancien chef d’entreprise, manageur, certains ont écourté leur temps de travail, ont trouvé des solutions pour compenser les annuités non effectuées ;
• quelques retraités mais pas si nombreux ;
• …
Je regarde ces voiliers et j’ai l’impression de voir une bande de gens du voyage triés sur le volet. Le nombre de nationalités est restreint : français, américains, anglais, australiens, canadiens, suisses, norvégiens, allemands,
Ces hommes et ces femmes partagent des fondements :
• Ils sont partis,
• Pour une forme de liberté, ils ont accepté l’inconfort. Peut-être plus ou moins et deux catégories se distinguent, les monocoques qui roulent et gitent et les catamarans avec un intérieur plus spacieux et dans lesquels il n’est pas nécessaire de tout ranger, sangler, capeler pour naviguer, ils restent à plat ;
• Ils ont accepté le risque physique face aux éléments naturels, ils savent tous être vulnérables.
Alors, la communauté se soude de façon éphémère au rythme des arrivées et des départs. Leisa et son mari l’ont bien compris et donnent leur contribution en profitant de l’afflux pour tuer le cochon de lait. Et la joyeuse communauté se retrouve comme pour une fête de village ou un anniversaire. Tous semblent se connaître. Ils partagent le prix du risque et de la liberté. Ils recherchent le voyage, la découverte. Sur les bateaux, le coup de main est une évidence. Qui a du mal avec son mouillage, le voisin arrive en annexe sans contrepartie attendue. C’est ce que l’on appelle la solidarité des marins.
Certains profils psychologiques sont précieux pour accélérer la mise en relation, tous ceux qui sont en déficit de relations, les « type-empathique », type-promoteur » et « type-rebelle » (cf Process Com). Ils ont besoin du groupe pour vivre et souvent en couple sur leur voilier, ils ont besoin d’élargir pour être pleinement heureux de leur liberté.
C’est un enseignement, un exemple à suivre et à développer au retour.
Et puis soudainement, alors que nous sirotons notre noix de coco, un yacht de 47 mètres immatriculé aux Îles Marshall, tout juste précédé de son « annexe », un bateau de 20 mètres, également immatriculé aux Îles Marshall, équipé pour la pêche au gros, bouche l’horizon de la baie. Un autre monde, sur ce bateau, pas d’inconfort, ils ont tout, même ce que nous ne connaissons pas à terre. Les propriétaires procurent des services, comme le patron de Google qui vient souvent ici, à tous les consommateurs du monde et viennent s’isoler à Fakarava, dans la baie d’Hirifa. Aucun contact ne se crée avec la joyeuse communauté. Le yacht Google est toujours suivi de près par un hydravion pour faire les courses à Papeete ! « Ces gens-là, Monsieur, ces gens-là » ne viennent pas manger le cochon de lait grillé chez Leisa !
Et je n’ose pas les déranger comme je le fais systématiquement avec les bretons qui arborent le pavillon Guen a Du, avec les propriétaires de Moody, avec ceux que j’ai rencontrés à la clairance, enfin avec tous ceux pour lesquels je trouve une bonne raison !
18 février 2019 : Rentrer ou continuer ?
Et bien oui ! Étonnamment, la question vient à se poser.
Quand nous avons construit notre projet, quand nous nous sommes penchés sur notre programme et même bien avant que tout prenne forme, je me posais la question de ma capacité de partir aussi longtemps. Pour conjurer le sort, en quelque sorte, je me suis organisée pour me trouver dans la situation où je ne pourrais plus reculer : j’ai décidé d’annoncer très en amont, auprès des responsables de mon administration, mon souhait d’utiliser tous mes congés et comptes épargne temps (CET), de façon groupée, en faisant une pause dans ma carrière pour réaliser ce projet de demi–tour du monde à la voile. Généralement, les fonctionnaires attendent leur départ à la retraite pour utiliser leur CET et ainsi partir un peu plus tôt tout en conservant leur rémunération d’activité pendant quelques mois. D’une certaine façon, j’ai tenté de tracer ma trajectoire en m’appuyant sur ma réputation acquise à la fédération française de canoë kayak. « Elle fait ce qu’elle dit, et elle dit ce qu’elle fait » ! J’ai donc dit que je partais pour un demi–tour du monde. La traversée de l’Atlantique, le passage de Panama et l’entrée dans le Pacifique. Et voilà, tel un boomerang, la question d’une déconnexion aussi longue m’est revenue de plein fouet. Non pas pendant la traversée de l’Atlantique mais après, au moment où il suffisait de « profiter », profiter des beaux paysages, des beaux mouillages, profiter d’une vie facile, un peu de farniente, un repos pourtant bien mérité. Peut-être une certaine forme de culpabilité de « profiter » pendant que d’autres travaillent.
Quand je me pose des questions, j’essaie d’en faire le tour.
Pourquoi rentrer ? Pour retrouver ceux que j’aime et qui m’aiment… Depuis mon départ, je sens qu’ils sont avec moi comme je suis avec eux. Cette raison ne tient pas, elle se dérobe sous mes pieds.
Rentrer pour retrouver une activité professionnelle digne de ce nom ; là aussi, je sais qu’il faudra du temps... Et je n’ai pris rendez-vous qu’en juin 2019 au plus tôt pour envisager la suite. Dans le contexte actuel, je doute d’être attendue pour quelque mission que ce soit.
Rentrer pour une raison un peu moins glorieuse : retrouver mon doux lit briochin qui ne bouge pas …
En fait alors pourquoi rentrer ? Peut-être tout simplement car l’effervescence de la vie se dissipe trop vite. Je n’ai pas eu le temps de m’habituer à la diminution de décharges d’adrénaline. Je ne peux même plus me raccrocher au « tout s’agite autour de vous ». L’environnement bouge sur un bateau mais pour finir ne s’agite pas tant que cela.
Je sens que toutes les raisons évoquées sont comme des faux semblants, des trompe l’œil.
Et si, tout simplement, j’ai eu envie de rentrer car la peur a pu me tirailler, peur de la navigation, peur du défaut de matériel, et surtout peur de se retrouver face à soi-même sans réussir à se sentir progresser.
L’escale en Martinique et surtout à Saint-François m’a permis de retrouver le rythme, le sens.
Et pourquoi « continuer » ? redevient comme ce « es muss sein » :
Les raisons qui me pousseraient à rentrer tombent d’elles-mêmes, celles qui me conduisent à continuer s’imposent avec leur exigence. Les honorer m’oblige déjà à mobiliser la juste énergie, à m’inscrire dans une démarche de vie positive repoussant les doutes, les appréhensions et les peurs pour laisser la place aux joies. Norman Vincent Peale écrit : » Saturez vos pensées de souvenirs, d’idées et de mots apaisants. Ainsi, vous vous constituerez une puissante réserve de paix dans laquelle vous pourrez puiser pour vous rafraîchir et vous renouveler. Voilà la source d’une grande force « .
14 janvier 2019 : le bruit
Partis depuis cinq jours du Cap Vert, sous spi, vent arrière sur la route orthodromique, à 6,3 nœuds, nous voguons. Il fait beau, tout semble calme sur notre galette de 100 km 2, que très peu de navires viennent investir. Depuis notre départ, trois bateaux aperçus dans le chenal entre l’île de Santo Antao et celle de Sao Vicente autant dire entre 2 ou 3 heures de notre départ. L’autre nuit, laquelle ? le 27 décembre peut-être, un pétrolier grec a montré son feu vert sur notre bâbord sans même déclencher l’AIS. Il était loin ! Donc nous pourrions penser au calme absolu : personne !
Personne …..donc pas de bruit. Pas de sirène de police ou d’ambulances transportant des enfants malades, pas de bruit de trains, de voitures, de métro ou de bandes de jeunes à la sortie de leurs examens.
Le calme absolu !
Et bien non, la mer est bruyante et le voilier sur la mer encore plus. Pour celui qui se fait réveiller en pleine nuit par la mobylette sans pot d’échappement qui traverse à pleine vitesse la rue principale – s’il y en a une – de Kergris-Mouelou, c’est en plein centre Bretagne, cette considération peut paraître un peu exagérée. Et bien non, du bruit, du bruit et encore du bruit.
Le bruit régulier, et plutôt sympathique, de la gerbe d’écume produite autant par l’étrave que le ventre du bateau. Et oui, pour une kayakiste, notre voilier est un veau trainé sur l’eau. On ne peut pas vraiment dire qu’il glisse. Pchouou Pchououou, Récurrence : toutes les trois secondes.
En fonction des voiles utilisées, les bruits sont spécifiques. Pour le spi asymétrique, d’abord, le couinement du point d’amure sur le balcon avant car nous n’avons pas de bout dehors. Wonh, wonh, toutes les deux secondes. Plus espacé, le claquement léger du spi qui, déstabilisé par les vagues, s’ébroue. Bjjjj clac ! Beaucoup plus doux et féminin que la manifestation de son frère le génois, plus lourd donc plus viril CLÂC.
La Gazinière rappelle son existence fondamentale pour caler la bouilloire (voir la page de JY). Un petit cliquetis aigu sporadique mais rassurant.
Les verres dans le placard, pourtant ils sont en polycarbonate. Le siphon des lavabos et éviers et du cockpit.
Et les craquements de la structure interne : les boiseries , c’est le charme des bateaux avec intérieur en bois, c’est beau et cosy mais ça finit par jouer avec le temps. Et c’est nouveau, les grincements de la cuve à gazole que nous avons pourtant calée au Cap Vert après avoir eu peur de la retrouver dans le carré ! Le mouvement de l’eau dans les réservoirs, un bruit sourd qui peut être inquiétant si non identifié.
Et puis les bruits insolites qui empêchent le marin de se reposer sur ses deux oreilles. Des bruits qui sont perceptibles même avec les boules quiès enfoncées jusqu’aux tympans, et la tête calée entre deux coussins…. Et ces bruits-là, ça « fout les pouët » dirait mon ami Bruno, peur que le matériel ne lâche, un truc auquel nous n’aurions pas fait suffisamment attention dans notre préparation ? Le doute s’installe, et le bruit s’amplifie, prend une importance inconsidérée. Il faut trouver d’où ça vient car quand ça commence, contrairement à la mobylette qui ne passe qu’une fois à Kergris-Mouelou, le bruit insolite en général se reproduit de façon de plus en plus rapproché et de plus en plus fort jusqu’à intervention réparatrice. De quoi troubler la quiétude et le sommeil des personnes les plus calmes. Nous abordons à ce stade le chapitre le Mathieu Ricard dans « l’Art de la méditation », « Gérer les pensées et les émotions : La méditation nous apprend à gérer ….. les peurs irraisonnées. Elle nous libère du diktat des états mentaux qui obscurcissent notre jugement et sont source d’incessants tourments. » Voilà une occasion rêvée de mettre en application les principes qu’il nous propose : vivre ses émotions en pleine conscience et ainsi « nous devons nous garder d’en [les émotions] être le jouet impuissant, en apprenant à dissoudre celles qui sont négatives au fur et à mesure qu’elles surgissent , et cultiver celles qui sont positives. ».
Alors, si les boules quiès sont efficaces pour les bruits extérieurs, elles ne sauraient nous protéger des bruits intérieurs comme l’appréhension grandissante dans la nuit. Les bruits perçus sont aussi des puissants révélateurs de nos inquiétudes et angoisses qui peuvent prendre une place grandissante et insoupçonnée dans la sphère de nos émotions. C’est un véritable exercice de ne pas se laisser envahir quand le sommeil refuse de donner le repos mérité. Regarder son émotion pour la mettre à distance quand nécessaire. La méditation que je découvre dans l’ouvrage de Mathieu Ricard, comme un prolongement des techniques apprises dans la sphère sportive, ouvre de nouvelles voies pour encore progresser. C’est ce travail que chacun de nous doit mener personnellement. Nous pouvons aussi le faire à deux avec Jean-Yves. Partager nos inquiétudes, c’est aussi immanquablement les mettre à distance, convier une forme d’externalisation qui repose sur la relation d’écoute et de confiance réciproque. Et contrairement à ce qu’il aurait pu penser, cela est extrêmement rassurant pour moi quand Jean-Yves m’avoue que la nuit précédente, il a soulevé les planchers pour vérifier les boulons de la quille ! Nous sommes deux sur ce voilier à devoir gérer chacun ses pensées et ses émotions, les écouter quand elles nous conseillent et les mettre à distance quand elles risquent de nous inhiber.
23 décembre 2018 : ça bouge tout le temps !
Réserve naturelle des 7 îles, Bretagne nord, en face de Ploumanac’h, la fameuse et magnifique côte de granit rose, il est environ 21 heures en été, il y a quelques années et je tentais de pêcher à la canne dans un calme absolu. Jean-Yves, amusé de me voir oeuvrer avec si peu d’aisance – je découvrais le lancer, – s’est décidé à me filmer. Pour me donner de la contenance face à la caméra, j’ai choisi de prendre la parole : « ça bouge tout le temps ! ». Parler pour écarter l’inconfort d’être observée, ne fonctionne pas toujours très bien. Résultat : Ridicule de la situation sur le moment. Mais ce constat « Tout bouge tout le temps ! » fait son chemin comme toutes les idées en mer. Cette phrase illustre et interroge sur la position que chacun occupe dans l’environnement, dans le contexte et sur la façon de se voir être, agir et évoluer.
A terre, nous pouvons décider de nous glisser dans une posture fixe d’observateur. A moins de choisir le rocking chair, le hamac ou le ballon – instrument à la mode dans les espaces de travail branchés – nous pouvons adopter une position très statique d’observateur : qui n’a pas testé cette posture en réunion !
En mer debout, assis, allongé, en permanence il convient de compenser musculairement le roulis du bateau, fut-il imperceptible en temps calme. L’immobilité n’existe pas.
Le bateau bouge,
l’eau bouge,
le ciel bouge
et nous bougeons.
Et bizarrement, ce mouvement permanant qui pourrait se solder en une agitation de tous les instants, conduit à une forme de tranquillité et d’apaisement. Et dans ce contexte, les idées semblent se frayer un chemin pour arriver à maturité.
Et l’idée, c’est quoi en fait ? Un concept, une vérité, une impression, une sensation ! Les nuages nous renvoient des images qui nous renvoient à des souvenirs, à des envies, à nous-mêmes. Dans la vie terrestre, engagés dans des activités prenantes, pensons-nous à lever les yeux de temps en temps pour prendre le temps. J’ai rencontré un grand directeur qui me disait : « Le ciel bleu est toujours derrière les nuages ! ». Et oui, je m’invite à y penser et repenser au quotidien en écho à une émission nocturne de France Inter, il y a quelques années « Qu’il est doux de ne rien faire quand tout s’agite autour de vous » présentée par « Personne », parce que pour voir le ciel bleu, regarder, observer et se laisser bercer dans le mouvement environnant me semble la première étape.
16 décembre 2018
Les lectures s’imposent d’elles-mêmes !
Bernard Moitessier, dans une de ses interviews rediffusée sur France Inter dans « Affaires sensibles », en septembre 2017 – c’était pendant les championnats du Monde de canoë-kayak à Pau et j’avais du mal à couper la radio de la voiture malgré l’appel de la rivière et l’attrait du spectacle donné par les athlètes du monde entier à l’occasion des ultimes entraînements – disait que lire en mer et relire des livres connus c’était accéder à une vision en trois dimensions. Le livre à terre se décline linéairement voire au mieux en deux dimensions. Quelle est donc cette troisième dimension, cette profondeur dont il faisait part ? Et comment y accéder ?
Tout d’abord, j’ai l’impression qu’en bateau, les livres s’imposent à nous. Lors de notre première traversée, 9 jours entre Saint Brieuc et Vigo, trois fois plus long que ce que nous avions réalisé lors de nos traversées du Golfe de Gascogne, j’ai eu envie de relire « La lenteur » de Milan Kundera. La voile est une question de lenteur, mais pas une lenteur alanguie car Eole peut toujours nous réserver des surprises et chaque intervention, parfois non programmée, demande rapidité et efficacité. Il s’agit d’une lenteur vigilante, celle du chat ou du félin, relâché au soleil, prêt à bondir, qui semble pourtant s’être abandonné dans les bras de Morphée. Cette lenteur est propice à une réflexion sans objectif, les images, les idées apparaissent sans logique particulière mais dévoilent des évidences sur soi et sur le monde. La lecture accompagne cette divagation, l’alimente et la nourrit. Chapitre 11, Kundera écrit : « Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli ». La voile nous extrait des trépidations de la vie urbaine, de la vie professionnelle même si ces derniers temps, j’ai pu porté un regard en feedback sur mon activité car un peu plus disponible. Qu’ai-je retenu d’une telle agitation ambiante et personnelle ? Allez vite, faire et faire encore…. Pour parfois défaire. Allez vite, mais vers quoi ? Inscrire l’ensemble de l’humanité dans la croissance matérielle avant de penser à une croissance pédagogique, intellectuelle ou spirituelle.
Prendre le temps ! Ne devons-nous pas, tous, aujourd’hui, faire cet effort dans ce monde qui s’emballe. Kundera continue : « Evoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. A ce moment, machinalement, il ralentit le pas ». Reprendre un rythme qui nous connecte au passé, à nos racines. Nous souvenir qu’il a y moins de 5000 ans, l’homme était au milieu de la chaine alimentaire. Ce ne sont que les avancées technologiques qui lui ont donné ce statut protégé comme nous l’expose Huval Noah Harari dans Sapiens et Homo Deus. En mer, tant nous redevenons petits face aux éléments, cette situation historique se rappelle à notre mémoire. Nous reprenons humblement un statut fragile. Et nous avons le temps de le sentir, de l’analyser, de l’apprécier peut-être. Nous avons alors le temps de nous délecter des souvenirs trop vite classés et pourtant tellement agréables. Prendre le temps de lire, prendre le temps d’écrire.
Kundera illustre la thèse opposée. « Par contre quelqu’un qui essaie d’oublier un incident pénible qu’il vient de vivre accélère à son insu l’allure de sa marche comme s’il voulait s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui ».
Et il conclut : « Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli ».
La troisième dimension c’est peut-être vivre dans sa chair, vivre dans ses émotions, les propositions de réflexion faites par l’écrivant. C’est dépasser une lecture trop rapide ou trop superficielle, perturbée par les tourments de la vitesse existentielle. Lire avec tranquillité, sans se presser. Ressentir la lenteur, l’accepter, la vivre tout simplement tel le marcheur sur le chemin de Compostelle.
Et quand, je dis que les livres s’imposent à vous. En prenant l’avion le 30 novembre pour rejoindre Madère, Jean-Yves et bien sûr Elusive Butterfly, j’ai fait une petite visite sans intention au « Relais » de l’aéroport de Paris-Orly. « Relais » se situait sur mon chemin. Je n’avais aucune intention d’acheter quoi que ce soit, peut-être tout au plus des chewing-gum pour aider à la décompression des oreilles et encore. Et là, Haruki Murakami en tête de gondole, Le meurtre du Commandeur, en deux tomes, s’offre à moi. J’ai adoré 1Q84. Achat instinctif : j’ai littéralement dévoré ces ouvrages malgré les conditions de navigation difficiles. Et là, je reprendrai deux extraits de critiques littéraires qui relient à la fois aux souvenirs et à la profondeur. Marine Landrot (Télérama) écrit : « Ses héros sont comme les cristaux d’eau, sculptés par la mémoire des paroles, des musiques, des pensées ». Murakami prend son temps, et permet au lecteur avec lenteur une avancée sereine vers une réflexion sur soi en profondeur. Et Minh Tran Huy ( Le magazine littéraire) parle de l’auteur : « Ses romans aux allures de paraboles mêlent les genres pour explorer la part d’ombre de toute chose, de tout être ».
Lire en mer, dans cet univers infini de lenteur me permet de rentrer plus facilement dans cette troisième dimension qui n’est autre que le regard que j’accepte de porter sur moi-même.
30 novembre 2018
Partir …. ou vivre ses émotions …
L’impression de se détacher de tous les poids, le sentiment d’excuser le système et de pardonner à ceux qui y contribuent loyalement, sans se poser la question ni de la relation, ni des émotions ? Pourrait-on leur en vouloir quand le seul moyen de protection dans ce système réside dans la capacité à produire et à appliquer des procédures en évitant de se mettre à la place de …., à la place de celui qui est l’objet de l’application de la procédure. Et si cela m’arrivait ? Question évacuée tant elle pourrait engendrer angoisse et déstabilisation. Pourtant, les réformes par principe, les réformes imposées sans concertation, sans accepter d’avancer pas à pas en « profitant » seulement des occasions qui se présentent pour atteindre un but partagé par tous finissent par engloutir l’agent le plus loyal.
Et puis partir…..
Comment pouvais-je imaginer que c’était aussi emmagasiner de l’amour, plein d’amour. Et dans ce sens, partir n’a rien à voir avec le détachement, bien au contraire. Parce que partir est un déclencheur, cela permet à soi-même et à ceux qui vous aiment de se montrer, de se dévoiler, de se débarrasser de sa, de ses carapaces comme « Le chevalier à l’armure rouillée » de Robert FISHER.
S’enlacer, s’embrasser, sans passion pourtant, mais avec profondeur, dépassant, le rôle, le statut, le sexe, l’âge, les conventions. L’émotion et l’Amour à l’état pur, authentique synchronicité, les ondes électriques réciproques se rencontrent, se tissent dans une communion profonde et légère à la fois.
Merci à tous ceux qui m’ont fait partager cet immense bonheur. Je pars avec dans mon coeur et dans mon corps. Les larmes ont jailli plusieurs fois, ont coulé sans tristesse, sans le hoquètement qui trahit l’effort de se retenir, de ne pas se laisser aller. Des larmes de partage.
22 novembre 2018
Partir en mer, c’est d’abord partir
Dans le paragraphe précédent, c’est la sportive qui s’exprime, la femme rationnelle qui s’inscrit dans l’excellence et la maîtrise. Tout prévoir, tout penser, tout border. C’est l’animal à sang froid qui derrière des pirouettes de bonne humeur masque l’émotion, les sentiments, les ressentis.
Et il y a ces 20 jours qui nous séparent Jean-Yves et moi, lui parti à Madère rejoindre Elusive Butterfly le 11 novembre et moi en France jusqu’au 30 novembre, mon dernier jour de travail avant la prise de congés. Ces 20 jours sont à la fois une éternité et une sorte de révélation, une prise de conscience.
Je ne pars pas en vacances et je ne pars pas non plus pour relever un challenge.
Je pars comme un « Es muss sein« . Kundera en parle si bien. Ce départ est à la fois un rêve et comme une petite mort. J’accepte la séparation de tant de choses et de tant de personnes importantes.
Je ne pars pas en vacances. C’est trop long, c’est une vraie coupure du monde professionnel qui a charpenté ma vie. Je ne pars pas avec désinvolture, je ne pars pas pour profiter du système qui ne me laisse guère de place, je pars pour mettre à profit cette disposition possible qui s’appelle le compte épargne temps mis en place dans le cadre de la loi sur les 35h pour permettre à ceux qui avaient des contraintes horaires fortes de bénéficier, in fine, des mêmes diminutions de temps de travail. J’ai beaucoup travaillé, le soir, le week end dans le sport ou dans des postes de responsabilité oubliant parfois que la vie ne se résumait pas au travail.
Ce n’est pas un challenge. Pas de défi à la clef. Juste le fait d’être raisonnable, de prévoir, d’anticiper.
C’est en fait une continuité pour se chercher et se trouver soi-même.
19 novembre 2018
Trois grands principes ont émergé. Ils restent d’actualité quand rétrospectivement j’examine, je porte mon regard sur les tranches de vie qui ont suivi.
Une démarche exigeante que j’engage dans le même état d’esprit que les différentes aventures que j’ai vécues jusqu’à présent. Des aventures ! Oui de belles aventures : si je les énumère, je vais en oublier !
À quarante ans, faisant un point de vie, je m’étais demandé quels étaient les points communs de toutes ces belles aventures parfois difficiles, engageantes.
- La recherche d’excellence. Un peu pompeux ! Difficile d’en parler sans se faire accuser d’élitisme dans la vie courante. Le sport de haut niveau intègre ce concept. Le ministère des sports n’a t il pas créé la catégorie Élite dans la liste officielle des sportifs de haut niveau. Être sportif Élite, c’est réglementairement être reconnu pour des résultats sportifs réalisés dans des compétitions de référence (championnats d’europe, du monde, Jeux Olympiques). Mais c’est surtout s’engager dans une démarche d’exigence personnelle, de rigueur et de folie à la fois et comme dans le quatrième accord toltèque : » faire toujours de son mieux » préconnisé par Don Miguel Ruiz. Dans mon environnement familial, faire de son mieux n’était pas un absolu mais une démarche relative. Ceux qui avaient des possibilités se devaient de les exploiter, les déployer pour les mettre au service des autres. Ma recherche d’excellence s’inscrit dans cet état d’esprit.
- Améliorer les systèmes au service des femmes et des hommes engage la réflexion sur le sens de ce que l’on fait. Quelle société voulons nous construire ? Si j’ai modestement à mon niveau participé à la mise en place par exemple de systèmes d’information, je m’inscris à contre pied du mouvement de mutualisation organisé sur le modèle de la taylorisation du travail. Les modèles que j’ai contribués à déployer avaient pour objectif de permettre à chacun d’intervenir en responsabilité dans un processus complet en s’appuyant sur un outil technologique. Le » Dites le nous une fois » a sous-tendu ma contribution pour éliminer au maximum un travail répétitif fastidieux. Laisser plus de place à la prise d’initiative et à la créativité était mon credo. Dans une telle organisation chacun contribue par son apport d’informations à la connaissance collective.
- Accompagner, former pour permettre à chacun de progresser repose sur le plaisir permanant d’apprendre, de partager, êre témoin de la satisfaction de faire de nouvelles choses, de mieux les réaliser, de voir les yeux de l’apprenant briller sur ses propres progrès, ses propres réussite. C’est permettre à chacun de découvrir, de trouver, de retrouver de la fierté, celle qui donne confiance humblement en soi pour accueillir l’autre. Les pratiques narratives développées en Australie et Nouvelle-Zélande, il y a une vintaine d’années, par Michael WHITE et David EPSTON s’attachent à guider l’individu dans la recherche et la connexion avec ses ressources cachées, celles qui n’ont pas été prises en compte dans une histoire de vie parfois enfermante. Ouvrir le champ des possibles repose sur l’idée que nous n’utilisons qu’une infime partie de notre potentiel à l’instar de ce que nous faisons avec les logiciels informatiques courants au quotidien. La démarche d’apprentissage et son corollaire, la formation, ne consistent pas seulement à engranger de la connaissance. Je souhaite l’aborder comme un cheminement vers l’épanouissement personnel. Cette posture a nourri mes rôles tant de formatrice que de manageure.
Lors de chaque aventure, j’ai alternativement privilégié l’un ou l’autre de ces principes ou deux d’entre eux, toujours dans une vision globale intégrant ces trois piliers.
Se confronter aux éléments naturels est une façon très opérationnelle de se challenger soi-même, pas pour se comparer aux autres, pas pour faire acte de pouvoir mais pour, dans l’intimité de la difficulté, s’améliorer, trouver son équilibre créatif, apprendre à vivre, à accepter ses émotions et apprendre à s’accepter avec ses forces et ses faiblesses.
Partir en mer ne pourrait se réduire au challenge sportif, physique. Jean GALFIONE, champion olympique en saut à la perche en 1996 à Atlanta le sait. C’est avant tout une épreuve pour soi-même, sur soi-même face à la puissance des éléments, à leur immensité. Se trouver confronté à ses émotions, c’est risquer une profonde transformation dans l’intimité.
A deux, sur un bateau, dans la relation, c’est accepter ce cheminement sous le regard de l’autre, avec lui et réciproquement. Forces partagées, faiblesses acceptées nécessitent la mise en place d’une confiance mutuelle à toute épreuve et des démarches d’apprentissage alternatives accompagnées.